Yawatani

Quand un romancier se met dans la tête et la peau d’un gouverneur ou d’un wali, cela est plus vrai que nature. Plongée dans le monde des garants de l’autorité et de la cohérence de l’action de l’État. Leur quotidien ressemble à un film d’angoisse.

 

Depuis le 24 octobre 2017, jour où la colère royale s’est exprimée avec force et détermination, je ne dors plus. Je n’ai plus d’appétit, je n’ai le goût à rien et j’ai un horrible mal au dos. Moi qui suis connu pour dormir tout de suite et profondément, moi qui fais du sport tous les jours pour me maintenir en forme, moi qui ne rate aucune information concernant mon pays et ma région, moi qui suis entouré de personnel compétent, fidèle et travailleur, je panique.

A la moindre sonnerie du téléphone, je sursaute. Dès que je vois que l’appel provient du ministère, je perds mes moyens. Je respire un bon coup et je  décroche. Je pense faire bien mon travail, je ne prends presque pas de vacances, je vois peu mes enfants car je rentre tous les soirs très tard et je rapporte des dossiers sur lesquels il m’arrive de travailler jusqu’à tard dans la nuit. Ma femme n’ose même pas se plaindre, elle ne dit rien mais je sais ce qu’elle  pense. Je n’accepte aucune invitation, ni mariage, ni fiançailles, ni anniversaire, je refuse tout. Je ne veux pas être vu en dehors de mon bureau qui est devenu le lieu où je passe la plus grande partie de mon temps. J’ai calculé: entre 12 et 15 h par jour. Le reste, j’essaie de le passer avec ma femme et mes enfants s’ils sont encore éveillés. Et puis le sommeil m’a abandonné. Je ne dors plus. Et là, excusez cette confidence, ma libido est au point mort. Normal, je suis tellement stressé que mon désir a lui aussi foutu le camp. Attention, je ne me plains pas, je constate comme si je parlais à un psychanalyste. Je suis comme le gardien de but d’une grande équipe. Je partage avec lui l’immense et étrange angoisse au moment où le ballon va être tiré (*). Je suis un gardien de but anxieux, mal dans sa peau et un peu perdu.

Hier j’ai appris qu’un wali a été suspendu. Je le connaissais un peu. J’ai essayé de voir quelle erreur il avait commise, quel faux pas il avait eu. Quel dossier avait-il négligé? Je voudrais savoir pour réparer ce qui ne va pas bien dans mon administration. Je cherche, je vérifie, et je crains que des choses m’échappent.

Ma conscience est tranquille. Oui, tout à fait en règle avec la morale et les principes. Je fais mon devoir avec rigueur et probité.  Quoi que… On pourra toujours trouver quelque chose qui ne fonctionne pas, ou bien une maison qui s’écroule après de fortes pluies, je devrais aller vérifier l’état des maisons de la médina et réparer celles qui menacent de tomber, il faut aussi que je sois au courant des délits commis dans la ville, repérer l’agent qui aurait accepté de l’argent, passer en revue tous ceux qui sont sous ma responsabilité pour anticiper les problèmes. Ainsi on m’a signalé qu’un ingénieur serait en train de divorcer et que sa femme l’accuse de violence conjugale. Il ne faut pas que ça retombe sur moi. Si la presse et surtout les réseaux sociaux se mettent à divulguer l’information, je serai touché par ce scandale. Je vais le convoquer et le suspendre jusqu’à ce que la justice rende son jugement. C’est une précaution que je prends. Je ne le juge pas, mais il vaut mieux être prudent.

Il m’arrive d’envier la vie du chaouch, celui qui est à l’entrée. Il fait ses huit heures et part retrouver sa famille sans avoir des dossiers sous le bras. Il fait son travail: être là, c’est tout. Non, je ne l’envie pas mais je suis sûr qu’il a moins de soucis que moi. Peut-être que je me fais une montagne de problèmes alors que cela n’a pas lieu d’être. Peut-être que je suis en train de devenir paranoïaque. J’ai toujours été anxieux, inquiet, voulant que les choses soient bien faites, que chacun soit à sa place et dans sa fonction. La société a besoin de cette rigueur sinon c’est le n’importe quoi qui l’emporte, le fameux «kdé haja», on ne serre pas tout à fait les boulons, on fait briller la vitrine et puis on cache les défauts, on les maquille, on jette la poussière sous le tapis. J’ai horreur de ce genre de mentalité. 

Je convoque les cadres et vais demander où en sont les projets inaugurés il y a six mois. Rien ne doit être laissé au hasard. J’aime mon travail, j’aime mon pays, j’aime mon roi, je fais tout pour servir mon pays et mon roi. Sa Majesté travaille tout le temps. On devrait tous prendre exemple sur notre roi bien-aimé. Je comprends sa colère quand il découvre tant de manquements, tant de négligence, tant d’irresponsabilité.

Ouf! Je me sens mieux. Mais j’ai encore mal au dos. C’est le symptôme du stress et de l’anxiété. Je repense au gardien de but et à son angoisse. Il y a même eu un film sur cet instant primordial dans un match. Je mets tout le monde au travail et à la vérification. Malgré tout cela, je n’arrive plus à dormir ni à faire l’amour à ma femme.

(*): Il s’agit du roman de l’Autrichien Peter Handke L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (1970) que le cinéaste allemand Wim Wenders a adapté au cinéma en 1972 sous le même titre. 

 

le360

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