Yawatani

800 000 visiteurs se rendent chaque année au jardin Majorelle à Marrakech, ce qui en fait le site touristique le plus visité du Maroc. Enquête sur un succès qui fait de l’ombre aux musées et révèle des lacunes autant dans la politique de la Fondation des musées que du ministère de la Culture.

 

A Marrakech, devant les portes du Jardin Majorelle, il y a foule. Tous les jours de l’année, hiver comme été, en semaine ou le week-end, les visiteurs se pressent dans une interminable queue.

Chaque année, ils sont ainsi de plus en plus nombreux à déambuler dans les allées ombragées de ce jardin, créé par le peintre Jacques Majorelle: près de 800.000 visiteurs, selon la fondation éponyme.

Un chiffre à faire pâlir d’envie les musées, monuments et autres sites historiques et culturels du Maroc. Et pour cause, le succès fracassant du jardin Majorelle est, somme toute, unique dans le royaume et laisse grandement songeur.

Question: comment un jardin, pour exceptionnel qu'il soit, a-t-il pu supplanter les musées et les institutions de ce pays, en termes de fréquentation ?

Genèse d’une success story

A l’origine de l’un des endroits les plus visités du Maroc, une parcelle de terre acquise en 1922 par Jacques Majorelle en pleine campagne Marrakchie. Un simple verger, où poussaient sauvagement palmiers et peupliers, que Jacques Majorelle entreprend d’aménager pour y installer son atelier.

En 1944, le peintre décide d’ouvrir l’endroit, devenu un splendide jardin botanique, au public, non pour en tirer profit, mais pour verser les recettes de ces visites aux sœurs carmélites, qui dirigeaient alors une petite école à Bab Doukkala, non loin dece jardin.

Suite au décès de l'artiste, sa seconde épouse, Maïté, se trouve dans l’obligation de se séparer de cet endroit, qui demande beaucoup d’entretien. Nous sommes alors en 1982, et parmi les prétendants à l’acquisition du jardin de Jacques Majorelle, le choix de la veuve de l’artiste se porte sur ce couple mythique formé par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé.

Nouveaux propriétaires, nouvelle stratégie de développement? Oui et non, serons-nous tentés de dire dans le cas de ce jardin, tant Yves Saint Laurent a tout fait pour préserver autant que faire se peut son âme et celle de son créateur.

Après plusieurs tentatives de réaménagements avec Pierre Bergé, le célèbre couturier décide de faire appel à un botaniste du pays, Abderrazak Benchaâbane. Ainsi, en 1998, lorsqu’il lui confie la tâche de faire revivre ce jardin à l’abandon, Saint Laurent poursuit, selon ce botaniste, une vision tant humaniste, qu’altruiste, écologique et esthétique. 

«J’ai compris qu’ils voulaient un regard nouveau sur ce jardin avec une approche locale respectueuse de la mémoire des lieux et de celle de son fondateur Jacques Majorelle», explique ce précieux témoin.

«En 1998, le jardin était dans un état lamentable, aussi bien au niveau botanique qu’en matière d’accueil du public. Je pensais le remettre sur pied en quelques mois, cela m’a pris dix ans de ma vie. La tâche était rude et le défi impressionnant. J’ai tenté d’apporter ma pierre à l’édifice en toute humilité. Devant une telle œuvre imaginée et réalisée par ce grand artiste, le plus sage à mon avis était de rester sur les pas de Jacques Majorelle et de n’intervenir qu’avec de petites touches car l’artiste avait tout prévu et tout agencé avec soin et talent», témoigne Abderrazak Benchaâbane, qui ajoute: «le jardin avait juste besoin d’attention et d’amour, c’est ce que j’ai essayé de faire. De cette expérience j’ai appris beaucoup.»

A cette époque, le couple Saint Laurent - Pierre Bergé est très conscient du rôle de conservation de la biodiversité végétale, de modèle écologique et de patrimoine culturel de ce jardin, et ne considère pas la rentabilité du lieu comme une priorité, se souvient Abderrazak Benchaâbane, d’autant que Marrakech n’était pas encore devenue ce haut lieu du tourisme que nous connaissons aujourd'hui.

Le jardin était cependant connu des Marrakchis, qui le considéraient comme un lieu d’évasion, de méditation et de ressourcement mais au-delà des invités du couple mythique que représentait Saint Laurent et son compagnon, il n’y avait pas foule.

La starification de la culture, clé du succès ?

Quelques décennies plus tard, la donne a drastiqument changé et ce jardin d’Eden attire désormais chaque année de plus en plus de visiteurs.

La renommée de Jacques Majorelle, d’Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé serait-elle la raison d’un tel engouement? Le Jardin Majorelle devrait-il ainsi son succès phénoménal à la seule évocation du nom du "pape" de la mode et de celui de l’un des maîtres de la peinture orientaliste?

Victoria Beckham dans les jardins Majorelle

Mehdi Qotbi, président de la Fondation Nationale des Musées du Maroc en est quant à lui certain, le jardin Majorelle doit son succès au mythe qui entoure ses fondateurs: «ce qui  importe pour les visiteurs, c’est de découvrir l’endroit où a vécu Saint Laurent, de déambuler dans les allées qu’il a lui-même empruntées, de respirer le même air que lui… J’étais moi-même invité à dîner à la Villa Oasis par Madison Cox (le dernier compagnon de Pierre Bergé, Ndlr) et en regardant tout autour de moi, je rêvais à toutes ces icônes qui avaient un jour séjourné dans cet endroit. Tout le monde est dans cet état d’esprit. Tout le monde essaie de retrouver une partie d'Yves Saint Laurent dans les allées de ce jardin et ses musées». 

Cet avis, Abderrazak Benchaâbane le partage. Pour ce botaniste, le Jardin Majorelle a bénéficié de l’image de son fondateur Jacques Majorelle, ensuite de celle de son nouvel acquéreur.

«Ce double parrainage explique peut-être ce succès. La rétrospective de Jacques Majorelle, organisée en 1999 à l’Institut du Monde Arabe à Paris a très largement fait connaître l’artiste et son jardin à Marrakech. Le choix d’Yves Saint Laurent du jardin comme refuge pour préparer ses collections a sûrement contribué à cette aura et les moyens financiers de ses derniers propriétaires l’ont certainement dispensé de demande de subventions», analyse-t-il.

Quant à Saâd Tazi, très récemment nommé directeur de la Fondation Jardin Majorelle, il préfère y voir, quant à lui, une symbolique plus profonde que la simple "starification" de la culture.

«Le projet de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, perpétué par Madison Cox, s’inscrit dans la transmission et le partage des valeurs de liberté, de beauté et de sauvegarde du patrimoine. Autant de choses que les visiteurs viennent chercher et trouvent lors de leur visite.»

Mais est-ce le cas des autres jardins d’artistes dont dispose le Maroc? Non, à en croire Emmanuel Rudas, directeur du jardin Anima, un nouveau haut lieu de la culture à Marrakech, fondé par un artiste autrichien de renom, André F. Heller, qui combine également jardin luxuriant et expositions artistiques.

Si le lieu ne souhaite pas communiquer sur son taux de fréquentation, soulignant toutefois bénéficier grandement de la croissance touristique des années précédentes, la renommée de son fondateur ne serait pas la raison de ce succès.

«Bien qu’une bonne partie des visiteurs connaissent le créateur, André Heller, je rencontre beaucoup de touristes qui découvrent l’endroit sans s’intéresser à son origine. Ce qui est vraiment important à mon sens, c’est le bonheur et la satisfaction du visiteur– c’est la clef du succès pour un lieu de tourisme culturel. Et c’est complètement indépendant de l’origine», analyse Emmanuel Rudas.

Jardin vs musées ou le combat de David contre Goliath ?

Près de 800.000 visiteurs en un an au jardin Majorelle... Voilà qui laisse songeur. 

Pour se faire une idée plus précise du succès populaire de cet espace, il faut le comparer à la fréquentation des autres lieux culturels du Royaume.  Le deuxième lieu culturel le plus visité au Maroc est le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain à Rabat qui attire quant à lui 100.000 visiteurs par an, selon sa direction.

Mais ce chiffre est à revoir à la baisse, selon des professionnels du monde de la culture. Quoi qu'il en soit, et quel que soit le chiffre réel  de la fréquentation du deuxième lieu culturel le plus visité au Maroc, il révèle l’immense fossé qui le sépare du jardin Majorelle.

Mais quelle est donc la recette du succès miracle qui semble faire défaut à nos institutions muséales?

«La fondation Jardin Majorelle est un acteur prépondérant de promotion culturelle et artistique de la scène marrakchie, nationale et internationale. La programmation, la conservation et la promotion de notre patrimoine sont confiés à des experts et nous sommes à l’écoute des attentes de nos visiteurs. Le défi est grand, mais nous nous y attelons chaque jour grâce à l’implication et la motivation de chacun des collaborateurs de la fondation», explique Saad Tazi.

Un point de vue que partage entièrement Mehdi Qotbi: «la fondation Jardin Majorelle a mis des moyens considérables, son équipe est très étoffée, bien plus que celle de la Fondation nationale des Musées (que préside Qotbi, Ndlr). Imaginez donc, notre équipe n’atteint même pas cent personnes dans tout le Maroc. La comparaison est donc très compliquée à faire. Ce sont des gens qui ont une véritable expertise dans la communication, ce que nous n’avons pas… Mais nous apprenons. N’oubliez pas toutefois que la FNM est active depuis 5 ans à peine, et que dans ce laps de temps, nous avons rénové des musées, avec des moyens privés en grande partie».

Souffrant d’un manque d’expertise et de l'absence de subventions publiques, la Fondation Nationale des Musées œuvre seule, et, selon Mehdi Qotbi, indépendamment du ministère de la Culture, à la restauration et à la construction des musées du royaume.

S'il est fier d’annoncer la réouverture du musée de Tanger, du musée de l’Archéologie de Rabat qui dispose de l’une des plus belles collections de bronzes romains au monde, du musée de la céramique à Safi, de Dar Si Said et Dar El Bacha à Marrakech, de deux autres musées prochainement à Meknès et d’un autre à Fès… Mehdi Qotbi n’en demeure pas moins conscient des limites de la fondation dont il préside aux destinées. .

Bien souvent subventionnés par des mécènes, des particuliers ou des entreprises privées, un fonctionnement optimal des musées marocains ne serait pas donc pas des plus aisés. Et lorsqu'on évoque à Mehdi Qotbi la librairie ou la boutique du Jardin Majorelle en lui demandant pourquoi les musées n’en disposent pas, il bondit: «la librairie est très belle, exceptionnelle, et que dire de la cafétéria... Pour Dar El Bacha, j’ai lancé un appel en ce sens et nous aurons une vitrine sublime au sein de ce lieu… Mais je suis contraint de faire des appels d’offres et de suivre les procédures de l’administration.» Et Mehdi Qotbi de préciser: «celle-ci m’a toutefois beaucoup aidé pour avancer. L’administration des Finances me facilite constamment la tâche.»

Ce que Mehdi semble toutefois omettre de dire, c’est qu’il n’existe pas de vision claire dans la politique de la FNM pour promouvoir les musées marocains et les rendre attractifs. «Mehdi Qotbi a organisé des expositions très coûteuses au musée Mohammed VI de Rabat, avec des noms prestigieux comme Giacometti ou Picasso. Mais il a complètement marginalisé le patrimoine national et les artistes marocains. Or les visiteurs ont plus besoin d’un ancrage local, de projets qui les changent de ce qui existe ailleurs, d’originalité et d’idées bien implantées dans le territoire. Et cela manque cruellement à la politique de la FNM qui navigue à l’aveugle», constate amèrement un professionnel de la culture qui a souhaité garder l’anonymat.

Le manque de succès des musées nationaux est d’autant plus surprenant qu’il existe un fonds d’œuvres et d’objets remarquables qui remportent un large succès à l’étranger. Au demeurant, Mehdi Qotbi le reconnaît. A titre d’exemple, il cite «l’exposition "Le Maroc médiéval" présentée au Louvre, qui a réuni 170.000 visiteurs en 3 mois et (leur) a permis de restaurer certaines œuvres et d’entamer la rénovation du musée de Fès».

Les Marocains, pas « art lovers » pour un sou?

Qu’en est-il, à présent, de la fréquentation des sites qui dépendent du ministère de la Culture?

Les chiffres avancés par le ministère de la Culture, dans le cadre de la revue des statistiques culturelles de 2013-2015, (la plus récente soit dit en passant), ont de quoi faire froid dans le dos.

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