Yawatani

 

2017-10-31_09-44-24.jpg

 

Latifa Ibn Ziaten a perdu son fils Imad, militaire français assassiné par Mohamed Merah en 2012. Depuis, ses passages dans les différents médias ont donné d'elle l'image d'une femme courageuse, mais toujours meurtrie par la perte de son fils. C'est donc une image inattendue que celle que révèle une séquence du documentaire la montrant en train de déambuler joyeusement en side-car dans les rues de Pékin. Au-delà de l'anecdote, ce plan de cinéma montre bien l'une des réussites du documentaire qui lui est consacré : dépasser son image figée de « mater dolorosa », et révéler sa complexité humaine. Flash-back. Nous sommes en 2012 : Latifa perd l'un de ses fils, Imad, du fait du terroriste Mohamed Merah. Depuis, elle a créé l'association Imad en sa mémoire et œuvre auprès des jeunes, pour qu'il n'y ait « plus jamais de Merah ! » dit-elle. Un combat pacifiste qui passe par l'écoute, l'échange, les conseils, mais aussi par des actions, qu'elle effectue quasi chaque jour dans les lycées, les prisons, auprès des familles... Cinéastes de fictions et de documentaires, Olivier Peyon et Cyril Brody l'ont suivie pendant un an dans ses nombreuses interventions aux quatre coins de la France, en Israël, en Palestine, en Chine, au Maroc, mais aussi dans des moments plus intimes. C'est le portrait lumineux d'une femme courageuse qu'aucun obstacle n'arrête, qui fait de sa douleur un élan vital de générosité pour aider les autres. Tout au long du film, l'émotion, discrète, mais palpable, ne nous quitte pas, nous rappelant que son engagement est né du chagrin, de la perte. À travers sa lutte contre l'exclusion, et pour les valeurs de la République, à la rencontre aussi bien des présidents que des détenus, c'était aussi pour les réalisateurs l'occasion de prendre le pouls de la société française, de ses nombreux sujets qui font débat aujourd'hui. Comme ils l'ont expliqué au Point Afrique.

 

Le Point Afrique  : Qu'est-ce qui vous a convaincu de faire un documentaire sur Latifa Ibn Ziaten ?

Cyril Brody : Son destin singulier, qui permettait aussi de faire un portrait de la France d'aujourd'hui, avec toutes ces grandes questions : l'intégration, le terrorisme, le statut de la femme, le rapport entre les religions, la tolérance, le vivre-ensemble… Cette femme est blessée, meurtrie dans l'idéal républicain auquel elle croyait. Parce que son fils est tué par un terroriste. Parce qu'il est soupçonné par les policiers d'être un dealer, et donc responsable de sa mort. Cet idéal mis à mal, Latifa décide de le remettre à sa hauteur, et d'œuvrer auprès des jeunes pour réhabiliter les valeurs françaises de liberté, égalité, fraternité.

 ©  Haut et Court
L’histoire de Latifa Ibn Ziaten est celle d’une mère courageuse qui a perdu son fils dans des circonstances tragiques et qui croit dans l'idéal républicain. © Haut et Court

 

Olivier Peyon : Elle fréquente tous les milieux : les politiques, les cités, les prisons... C'est une passeuse. Au-delà de son histoire très forte, elle devient comme un moteur pour parler de la France. Et puis, elle a cette complexité : comment continuer à aller de l'avant, sortir de son statut de victime. Derrière son image publique de femme endeuillée, elle a beaucoup d'humour, elle est très vivante. Nous qui réalisons aussi de la fiction, c'est une richesse de caractère que l'on rêve d'avoir dans un personnage.

Cyril Brody : Latifa est complexe alors que notre époque cherche à simplifier les choses. Elle n'arrête pas de faire des coupes transversales : on peut faire le ramadan et servir le porc à la cantine, on peut être musulmane et aller en Israël… C'est ce mélange qu'on aimerait avoir dans la société française. Et puis, elle est légitime autant en face de François Hollande que d'un détenu, c'est très rare. C'est fort en termes de récit, de cinéma.

Le film donne à voir au-delà de son image médiatique...

Olivier Peyon : Son image de sainte ne suffisait pas à faire un film. Pour moi, il y a aussi une autre dimension : c'est un film très féministe, mine de rien. Avec son foulard traditionnel, Latifa est une femme forte, qui n'en fait qu'à sa tête. Elle sert d'exemple à beaucoup de filles. Elle a toujours pris son destin en main : à 16 ans elle s'est enfuie quand on voulait la marier de force. C'est un féminisme beaucoup plus surprenant. Elle a appris à faire le ménage à son mari, à ses fils. Alors qu'au niveau national, on observe que 70 % des tâches ménagères sont effectuées par les femmes... C'est au-delà de la laïcité, de la religion, elle balaie tous les clichés sur la femme musulmane.

 ©  Haut et Court
Extrait du film : "Latifa, le cœur au combat" de Cyril Brody et Olivier Peyon. © Haut et Court

 

Cyril Brody : C'est l'histoire d'une femme libre. Et personne ne peut la « récupérer », elle fait ce qu'elle veut ! Elle choisit, dirige sa voie.

On découvre une femme très entreprenante, toujours en mouvement...

Cyril Brody : Elle prend tout en charge. Son association porte le nom de son fils, donc elle ne veut pas qu'il y ait de malentendu, que quelque chose lui échappe qui entacherait sa mémoire. On sent parfois de l'épuisement et en même temps une nécessité vitale de ne pas arrêter ce mouvement. Nous savions que l'on filmerait dans les voitures, les trains, les avions. On la suit dans ses déplacements, à la fois fuite et mouvement de vie. Elle évite son deuil, elle évite que les plaies se referment, elle a besoin de raconter l'histoire de la mort de son fils, deux à trois fois chaque jour. C'est presque masochiste, mais c'est grâce aussi à ça qu'elle s'en sort. Telle Shéhérazade qui raconte continuellement une histoire, il ne faut pas que ça s'arrête sinon c'est le vide, peut-être la dépression, la mort. Ce duel crée la vraie étrangeté du personnage, sa singularité.

Olivier Peyon : Elle sait bien que c'est presque psychanalytique. Aider les autres est la seule façon de combler l'absence de son fils, ce vide immense.

Quel était votre dispositif de tournage ?

Olivier Peyon : Parce qu'elle a une image médiatique très forte, il fallait proposer autre chose : l'intimité. On a donc filmé sans équipe, sans ingénieur du son, sans chef opérateur, etc. On a tout fait à deux, avec une petite caméra. Cette légèreté, cette discrétion nous ont permis d'être très proches, de capter des moments intimes. Et puis on a pris le temps : un an. C'est le luxe du cinéma, et c'est ce qui fait la différence.

Cyril Brody : C'était le meilleur moyen d'avoir toutes ces variations sur elle. De ne pas être dans une image monolithique, qui est peut-être celle des reportages télé parce qu'ils montrent une action, un domaine. Nous, on avait tout, les actions, la vie, l'avant, l'après, les moments suspendus… Tous ces états différents qu'elle vit, et la manière dont elle les investit. C'est ça qui donne la richesse d'un portrait. Elle nous a fait une grande confiance, car accepter d'être filmée pendant tout ce temps, c'est consentir à lâcher des choses, à ne plus être dans le contrôle.

Vous dites qu'elle est un chaînon manquant entre les jeunes des quartiers et les pouvoirs publics...

Cyril Brody : Les jeunes rejettent l'institution, n'ont plus confiance. Et en face, les politiques sont très contents de trouver en Latifa celle qui pourrait faire les choses à leur place. Beaucoup projettent sur elle ce qu'ils ne sont pas capables de faire. Comme si elle allait répondre à toutes leurs questions, trouver les solutions. Ce sont toujours les mêmes problèmes dans les cités depuis une trentaine d'années. Ça prouve que les moyens, les projets n'ont pas été dans le bon sens, alors ils investissent Latifa d'une mission, en quelque sorte. Son message auprès de ces jeunes est intéressant : même quand on est victime, on peut ne pas le rester, prendre la main sur ce qu'on est. Même si c'est plus dur pour eux, elle leur dit de travailler, de passer leurs diplômes, de ne pas laisser les autres vivre à leur place. Chacun a sa part d'action, de responsabilité.

Olivier Peyon : Elle n'est pas la seule à avoir ce discours, mais la nouveauté, c'est qu'elle est musulmane. Donc, ces jeunes ont un exemple positif, peut-être le premier, d'une musulmane républicaine. Elle est audible, et c'est pour ça que les professeurs la font venir dans leurs établissements. Après son intervention, ils continuent à en parler, ça infuse, ça change les rapports. Les élèves écoutent alors leurs professeurs et conseillers d'éducation différemment.

On voit aussi les réactions violentes qu'elle provoque...

Cyril Brody : C'est ce que son action déclenche. L'extrême droite ne supporte pas l'idée qu'elle soit républicaine et musulmane. Et sa lutte contre le terrorisme ne plaît pas non plus aux djihadistes potentiels, certains la menacent de mort. Mais ça ne l'arrête pas dans son combat.

Quand certains l'attaquent verbalement sur son voile ou sur l'islam, elle a cette posture de ne pas répondre...

Cyril Brody : On était surpris aussi qu'elle n'argumente pas plus, mais elle a cette stratégie de ne pas rentrer dans le conflit. Elle dit : « Ne jugez pas sur l'apparence. Regardez-moi, je porte un foulard, mais je suis républicaine, pour l'égalité, pour aider les jeunes. Et si après avoir dit tout ça, mon voile vous dérange, alors de quoi parlez-vous ? Où est le problème ? Est-ce le discours, le contenu ou l'apparence ? » Et c'est vrai. Il n'y a pas un voile, mais des voiles. Certains sont peut-être d'exclusion, de soumission, d'autres de liberté. Le sien est un voile de deuil, aussi de son pèlerinage à la Mecque, le Hajj, c'est une tradition de se voiler. Il y a donc un rapport culturel aussi, il y a énormément de choses derrière cette question. Là encore, c'est la complexité. Elle fait visiter Paris à ces femmes marocaines qui ont perdu mari, enfants, frères dans des attentats au Maroc. Elles sont voilées par le deuil, les gens les regardent parfois bizarrement comme d'éventuelles terroristes, alors qu'elles en sont des victimes !

Rien ne semble la décourager, même face aux difficultés de réunir enfants palestiniens et israéliens pour un voyage à Paris...

Cyril Brody : Elle subit ces revers pour organiser ce voyage qui semblait utopique, improbable. La ministre de l'Autorité palestinienne refuse d'être associée à Israël. Et du côté israélien, ce n'est pas gagné non plus : les jeunes ont peur, d'autres lui crachent à moitié dessus. Mais ça ne l'arrête pas, au contraire. Elle se charge de toutes les oppositions pour avancer, ne pas être dans l'obstruction, le conflit. C'est vital pour elle. Et elle finit par trouver des réponses. Quand on la voit travailler sur ces projets-là, on réalise que la paix, ça dérange, ce n'est pas un principe si naïf que ça. Ce voyage peut paraître anecdotique, car il concerne 30 jeunes, mais il finit par avoir lieu, elle a réussi à passer les obstacles. Ils ont vécu quelque chose, et découvert qu'on peut être palestinien et israélien et se parler, se rencontrer à un endroit. Peut-être pas encore là où ils vivent, et bien sûr il y a des problèmes politiques dont on ne sait pas les solutions. Mais il y a des connexions possibles, et l'idée reçue va sûrement tomber. Ce que Latifa fait là a du sens.

Quelle a été sa réaction en voyant le film ?

Cyril Brody : Elle a été très troublée, très émue. Elle a découvert des choses qu'elle ne percevait pas…

Olivier Peyon : Latifa nous a dit : « Qui est cette femme ? »

source:
ENTRETIEN. Auteurs du documentaire "Latifa, le cœur au combat", Olivier Peyon et Cyril Brody révèlent une Latifa Ibn Ziaten inattendue. Ils expliquent leur cheminement.
PROPOS RECUEILLIS PAR ASTRID KRIVIAN
Publié le 29/09/2017 à 16:42 - Modifié le 30/09/2017 à 15:25 | Le Point Afrique

Ajouter un Commentaire

Les points de vues exprimés dans les commentaires reflètent ceux de leurs auteurs mais ne reflètent pas nécessairement le point de vue officiel de Yawatani.com qui, par conséquent, ne pourra en être tenu responsable.
De plus, Yawatani.com se réserve le droit de supprimer tout commentaire qu'il jurera non approprié.


Code de sécurité
Rafraîchir

Ecouter la radioNewsletter

Horaires des prières

Pays:
Ville:
Autres options
Année:
Mois:
Latitude:
Longitude:
Time Zone:
DST:
Méthode:
Format heure:

Afficher le mois