Yawatani

Décédé en juillet dernier, au Caire, où il vivait depuis huit ans, Mohamed Leftah n’a pu bénéficier de la reconnaissance publique qui ne manquera pas, un jour prochain, de couronner son oeuvre et son immense talent. On saluera alors en lui l’un des plus importants auteurs maghrébins de langue française, infiniment supérieur à bien des noms aujourd’hui consacrés. L’écrivain, né au Maroc, en 1946, était un irrégulier, et sentait le soufre au nez de ses compatriotes, sans même parler des islamistes radicaux pour qui ses livres devaient être carrément blasphématoires. Leftah, comme Omar Khayyam, aimait l’ivresse et le vin, l’amour et les femmes, et les lieux où l’on célèbre ces deux cultes. Cela explique sa situation marginale dans les lettres du Maghreb; en France, sa méconnaissance tient à son caractère, et au fait qu’il était, pour lui, plus vital d’écrire que de publier.

Mohamed Leftah avait commencé ses études à Casablanca avant de les terminer en France avec un diplôme d’ingénieur en travaux publics. De retour au Maroc, il devient informaticien puis journaliste littéraire au Matin du Sahara et au Temps du Maroc. Ainsi peut-il satis- faire ses deux vocations, la lecture et l’écriture. Dans les années 1990, il enchaîne romans et nouvelles à un rythme stupéfiant: publié aux éditions de L’Aube en 1992, son premier livre, Demoiselles de Numidie,malgré l’éclatant talent qui s’y révèle, ne parvient pas à le lancer. Pour des raisons extralittéraires, son éditeur renonce à le publier. Peu importe, il continue d’écrire à tour de bras, sans se soucier de publication.

Par l’entremise de Salim Jay, les Éditions de La Différence entrent en contact avec lui, et reçoivent par retour du courrier un paquet contenant une dizaine de manuscrits ! Après avoir acquis les droits de Demoiselles de Numidie, réédité dans sa collection de poche, “Minos”, La Différence entreprend d’éditer son oeuvre complète, au rythme de deux titres à la fois. Après Au bonheur des limbes,Une fleur dans la nuit, Ambre ou les Métamorphoses de l’amour, l’Enfant de marbre, Une fleur dans la nuit, Un martyr de notre temps, viennent de paraître un roman, l e Jour de Vénus, et une chronique, Une chute infinie.

Une splendide écriture au service d’une pensée libre

On y retrouve les rares qualités que l’on pouvait reconnaître dans ses précédents livres : une haute culture littéraire, qui transparaît dans les allusions et les références de ses personnages (en l’occurrence, Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Stendhal, Dostoïevski, Rilke, Kawabata et même le cardinal de Retz…), un sens très fin de la psychologie, une ironie voilée, ainsi qu’une liberté de pensée et un esprit critique acérés, servis par une splendide et très sûre écriture, à la fois précise, poétique, allusive et raffinée.

Brève chronique, à la manière de celles de Leonardo Sciascia, Une chute infinie évoque le suicide d’un condisciple de l’auteur au lycée de Settat. Entre le moment où tous deux, en retard,montent l’escalier qui les mène à la salle de classe – et Khalid semble porter en lui sa propre mort – et l’instant fatal où, dans un geste d’une « grâce indicible, d’une beauté achevée et tragique, d’une perfection mortelle », il plonge dans le vide, est dévoilé, en quelques séquences, l’arrière-plan de la vie d’un village marocain dans les années 1960, partant, la motivation de son acte, défi à la pesanteur sociale et religieuse, réponse au désespoir de qui voit sa mère mise au ban du village, parce qu’elle a enfreint l’hypocrisie et la bigoterie ambiante.

« J’ai voulu, écrit l’auteur, en mémoire d’un jeune condisciple qui s’est donné la mort devant nos yeux,qu’un professeur d’arabe ensevelit dans des versets vengeurs et auquel ma société a refusé la prière des morts, car il s’était suicidé, j’ai voulu simplement élever pour lui cette prière qu’on lui avait refusée. » Si la compassion donne le ton à ce “tombeau”, l’ironie imprègne le Jour de Vénus, roman prophétique (écrit en 1995) sur les dérives et les apories de l’islamisme fondamentaliste. Commissaire des renseignements généraux, récemment converti par son beau-frère Jalal, émir autoproclamé d’une cellule intégriste, Khabir voit ses convictions mises à mal par la beauté et la sincérité d’Aïcha, journaliste et militante féministe, que son beau-frère a fait enlever pour lui appliquer la sentence de mort de la charia. Un roman féroce et profond, merveilleusement écrit, qui plaide en faveur de la beauté profane et salvatrice contre la stupidité mortifère des inquisiteurs.

De Mohamed Leftah, aux Éditions de La Différence :

Le Jour de Vénus, 126 pages, 13 €; et Une chute infinie, 76 pages, 10 €.

Source: Valeurs actuelles.

 

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